De Wim Marivoet, Tom De Herdt, John Ulimwengu
La première décennie du XXIe siècle a marqué un nouveau départ pour la République démocratique du Congo (RDC).
Après la signature d’un traité de paix en 2002, le pays a renoué le contact avec le monde pour s’engager dans la reconstruction post-conflit. Dans cet article, les auteurs posent la question de savoir qui a vraiment profité des dividendes de la paix qui en ont résulté ? Après avoir réexaminé les données, ils en concluent que le pays a manqué une occasion importante de lutter contre la pauvreté dévastatrice.
Une opportunité unique
A plusieurs égards, la première décennie du XXIème siècle a été une occasion unique pour la RDC : la mort de Laurent-Désiré Kabila a créé une conjoncture critique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, au cours de laquelle tous les acteurs ont compris qu’il fallait éviter à tout prix une nouvelle implosion de la RDC. La paix, la démocratie et la réduction de la pauvreté étaient les trois principaux ingrédients de la reconstruction post-conflit. Dans cet article, nous nous concentrons sur le troisième ingrédient.
Les indicateurs macroéconomiques nécessaires pour une réduction durable de la pauvreté étaient certes encourageants. Non seulement le budget public a été multiplié par dix entre 2002 et 2012, mais une stratégie de réduction de la pauvreté élaborée avec succès a finalement été récompensée par un allègement irrévocable de la dette en 2010, à hauteur de 12,3 milliards de dollars. Ces efforts se sont également traduits par une croissance sans précédent du PIB : les taux de croissance négatifs sont devenus positifs en moins de cinq ans, passant de -7% en 2000 à près de +7% en 2004, et sont restés élevés jusqu’en 2015, avec une exception en 2009, l’année suivant la crise financière mondiale. Avec la croissance démographique, estimée à 3%, le PIB par habitant a continué à augmenter en moyenne de 3 à 4% par an. Dans une perspective plus large, les pourcentages de croissance observés au cours de la décennie 2004-2013 sont sans précédents dans la RDC postindépendance.
Voix divergentes, données insuffisantes
Mais cette croissance sans précédent du PIB s’est-elle également traduite par une réduction de la pauvreté ? Les avis des experts sont partagés sur ce point. Les proches du gouvernement de la RDC, ainsi que les experts du FMI sont, comme on peut s’y attendre, plutôt optimistes. Au moment de l’octroi de l’allégement de la dette à la RDC, le FMI a fait valoir « une mise en œuvre satisfaisante de la stratégie de réduction de la pauvreté et de la stratégie de croissance du pays ; un maintien de la stabilité macroéconomique ; une amélioration des dépenses publiques et de la gestion de la dette ; ainsi qu’une meilleure gouvernance et une meilleure prestation de services dans des secteurs sociaux clés tels que la santé, l’éducation et le développement rural ». En revanche, Pierre Englebert a exprimé une opinion populaire selon laquelle « à ce jour, le taux de croissance économique effréné du Congo n’a pas eu de véritable impact sur le bien-être des citoyens, en particulier les plus pauvres ».
Dans une publication récente, nous avons répondu à cette question cruciale en réexaminant deux enquêtes nationales sur les ménages, réalisées respectivement en 2004/5, juste avant les élections de 2006 qui ont inauguré le premier gouvernement post-conflit, et en 2012/13, environ 7 ans après le premier tour. Sur la base de ces données, en 2014, l’Institut National de la Statistique (INS) de la RDC et la Banque mondiale ont constaté une diminution significative de la pauvreté entre les deux périodes d’enquête. En utilisant les mêmes ensembles de données, les deux institutions ont montré que la proportion de populations pauvres avait diminué de 5 à 8 points de pourcentage (voir tableau ci-dessous).
Cependant, dans un premier temps, on note que ces deux estimations ne peuvent pas être reproduites. En effet, la Banque mondiale présente ses estimations de la pauvreté sans expliquer en détails la méthodologie utilisée ni pourquoi lesdites estimations diffèrent des résultats de l’INS. Dans un second temps, bien que l’INS fournisse plus de détails sur sa méthodologie, nous n’avons pu reproduire que les estimations de la pauvreté relatives à l’année 2005, mais pas celles de 2012.
Personnes vivant dans la pauvreté – Pourcentage déclaré et pourcentage reproduit, RDC (2005-2012)
Wim Marivoet, Tom De Herdt et John Ulimwengu (2019) Reviewing DRC’s poverty estimates, 2005-12. Les ensembles de données originaux et les ensembles de données retravaillés peuvent être téléchargés sur ce site web.
En outre, lorsque nous avons appliqué la méthodologie utilisée par l’INS en 2005 à l’enquête de 2012, nous avons constaté que le pourcentage de personnes en situation de pauvreté avait considérablement augmenté, passant de 72% à 81%. Non seulement ces résultats contrastent fortement avec les résultats rapportés par l’INS, mais ils vont également à l’encontre de ce que nous savons sur la tendance macroéconomique de l’économie de la RDC.
Améliorer les méthodologies existantes de lutte contre la pauvreté
Afin de produire des estimations et des tendances plus précises de la pauvreté, nous avons révisé la méthodologie de l’INS et recommandé quelques modifications. Plus spécifiquement, ayant constaté que l’INS n’a pas appliqué une méthodologie cohérente pour définir un échantillon représentatif sur les deux périodes d’enquête, nous avons proposé un moyen de corriger cette situation. Ensuite, nous avons élaboré une méthode cohérente permettant de traiter les différences entre les citoyens qui sont dans un système de location et les personnes qui sont propriétaires de leur logement. Nous avons également proposé une méthode cohérente pour le calcul des seuils de pauvreté. Nous avons ainsi utilisé ces seuils de pauvreté pour tenir compte des différences de niveaux de prix entre les grandes villes et entre les différentes régions rurales. Enfin, nous avons corrigé les erreurs dans le rapport sur la consommation alimentaire.
Parallèlement aux recommandations ci-dessus, nous avons estimé qu’il était particulièrement important de corriger le degré élevé de fragmentation du marché qui caractérise profondément l’économie de la RDC. Cette fragmentation résulte de l’effet combiné (1) des différences dans les pratiques alimentaires et de consommation, (2) des différences régionales en termes de capacité de production, (3) de l’inégalité d’accès aux marchés internationaux et (4) de la faiblesse notoire des infrastructures de communication et de transport. Les méthodologies habituelles de calcul du seuil de pauvreté traitent généralement ces différences interrégionales en distinguant les zones urbaines des zones rurales. Cependant, dans le cas de la RDC, ces méthodes ne permettent de saisir qu’un tiers à moins de la moitié des différences du coût de la vie mesurées par la méthode que nous proposons.
Aucun changement en ce qui concerne la pauvreté
Sur la base de la méthodologie révisée, et conformément aux estimations de l’INS et de la Banque mondiale, nos conclusions suggèrent que les deux tiers de la population de la RDC sont pauvres. Ce constat est d’autant plus préoccupant que la mesure utilisée assimile essentiellement la pauvreté à un apport alimentaire insuffisant. En d’autres termes, environ les deux tiers de la population de la RDC sont sous-alimentés.
Par ailleurs, contrairement aux estimations de l’INS et de la Banque mondiale, nous constatons que le pourcentage de personnes en situation de pauvreté en général n’a pas beaucoup changé entre 2005 et 2012. En d’autres termes, la décennie de croissance économique sans précédent ne s’est pas traduite par une augmentation visible de la consommation pour les deux tiers inférieurs de la population. De fait, en comparant l’approche officielle et celle proposée dans cet article, nous avons trouvé des données cohérentes en termes de taux de pauvreté uniquement pour le Bas-Congo et le Katanga. Dans toutes les autres régions, nous avons constaté que l’orientation de la pauvreté et son ampleur varient selon les méthodologies utilisées.
D’importantes différences régionales sont à noter. Dans les grandes et les petites villes, la pauvreté a effectivement diminué, alors qu’elle a augmenté dans la campagne. La tendance positive observée dans les zones urbaines est principalement suscitée par la capitale Kinshasa, où la pauvreté a diminué de manière spectaculaire (-18 points de pourcentage), en raison d’une augmentation significative du revenu global dans toutes les couches sociales. Cependant, Kinshasa fait figure d’exception. En effet, nous disposons de très peu de données relatives aux retombées de la croissance du PIB par habitant dans le reste du pays. Ce résultat est cohérent avec les données probantes sur le « kinocentrisme » (un déséquilibre systématique en faveur de la capitale) et avec les analyses qui indiquent un poids disproportionné du secteur minier congolais dans l’économie politique de la reconstruction.
Nos conclusions soulignent également la nécessité urgente de rendre les services statistiques nationaux et internationaux plus transparents et plus accessibles au grand public. Un intérêt accru du grand public augmentera certainement la qualité et la crédibilité des estimations officielles de la pauvreté.
Wim Marivoet est chercheur à l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires à Dakar. Ses principaux sujets de recherche portent sur la mesure de la pauvreté, des moyens de subsistance et la sécurité alimentaire et nutritionnelle, avec un intérêt particulier pour la RDC. Tom De Herdt travaille à l’Institut de politique de développement de l’Université d’Anvers, il est spécialisé dans l’étude de la pauvreté et du développement au Congo-Kinshasa, au Nicaragua, au Rwanda et au Cameroun. John Ulimwengu est un expert de la dynamique de la pauvreté, de la croissance économique et du développement rural et travaille pour l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires à Washington.
Photo : Boulevard du 30 Juin (le jour de l’indépendance du Congo en 1960), 4 Mars 2010.