Un article de Antoine Bouët et David Laborde
De nombreux pays sur tout le continent africain ont imposé des mesures d’urgence aux frontières afin de freiner la propagation de la COVID-19. Ces mesures ont retardé la signature de l’accord de libre-échange continental, font craindre une nouvelle crise alimentaire et perturbent le commerce transfrontalier.
Dans cet article, Antoine Bouët et David Laborde passent en revue les mesures frontalières ainsi que leur impact. Ils formulent des recommandations pour plus de cohérence entre les politiques sanitaires et commerciales dans un environnement complexe - Johan Swinnen, co-rédacteur en chef de la série et Directeur Général de l’IFPRI.
La pandémie de COVID-19 a déclenché dans les pays du monde entier la mise en place d’une série de contrôles aux frontières visant freiner la propagation de la maladie. En Afrique, ces mesures ont interrompu les progrès vers l’intégration économique. La zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), par exemple, devait établir une libre circulation des marchandises à l’échelle du continent à partir du 1er juillet. La Commission de l’Union africaine a proposé de reporter le lancement au 1er janvier 2021. En outre, les restrictions commerciales mises en œuvre en Afrique et ailleurs en réponse à la pandémie alimentent les craintes d’une nouvelle crise alimentaire sur le continent (voir le suivi des restrictions à l’exportation réalisé par l’IFPRI).
Dans toute l’Afrique, les contrôles aux frontières liés à la pandémie ont de nombreuses répercussions économiques, à grande et à petite échelle. Nous nous proposons ici d’examiner ces impacts et de formuler des mesures d’atténuation des conséquences subies par les personnes et les communautés.
La plupart des pays africains ont fermé leurs frontières terrestres aux voyageurs. Le transport du fret, toujours possible, se fait avec des contrôles plus stricts autorisant dans certains cas uniquement le passage des produits agricoles et alimentaires. Sur une période de 10 jours au mois de mars, 25 pays africains ont imposé de telles mesures au niveau des frontières terrestres (voir Figure). En outre, ces pays ont quasiment tous suspendu l’arrivée des vols internationaux, au moins en provenance des pays particulièrement touchés par le virus. De nombreux gouvernements ont également imposé des couvre-feux.
La République démocratique du Congo, le Kenya, le Liberia et la Namibie ont appliqué une autre méthode : l’entrée des personnes aux postes frontières est soumise à un contrôle de température et à des tests, suivis d’une hospitalisation et/ou d’une mise en quarantaine si nécessaire.
Ces mesures adoptées pour protéger la santé publique pourraient entraîner de graves conséquences économiques. Les contrôles sanitaires plus stricts aux frontières appliqués au transport des produits risquent de ralentir le commerce intra-africain. De plus, l’interdiction de franchir la frontière interrompt une des voies du commerce informel, une activité largement pratiquée en Afrique, qui constitue souvent la principale source de revenus d’une famille. Ce type de commerce représente une part importante des échanges commerciaux enregistrés, par exemple, entre 15 et 30 % des exportations officielles en Ouganda.
Les conséquences de ces mesures sur le commerce intracontinental ne sont pas encore clairement établies en raison du manque de données récentes. A ce jour, les statistiques compilées par le groupe de travail sur la sécurité alimentaire et la nutrition (données hebdomadaires recueillies aux postes frontières en Afrique de l’Est – les seules données disponibles jusqu’à la fin mars) n’indiquent pas de diminution du commerce agricole transfrontalier. La plupart des fermetures de frontières ayant eu lieu dans la deuxième moitié du mois de mars, les données disponibles ne permettent pas encore de saisir les effets. Seuls cinq pays (Soudan, Djibouti, Rwanda, Éthiopie, Ouganda) ont procédé à des fermetures de frontières en Afrique de l’Est au cours de cette période.
Problèmes liés aux politiques frontalières
La plupart des fermetures de frontières ont été imposées sans une vision claire de la réalité sur le terrain. Par exemple, en Afrique de l’Ouest, en raison de la chaleur diurne, les produits frais, la viande et d’autres produits périssables sont généralement transportés de nuit. Les couvre-feux ont donc rendu cette pratique impossible. Autre exemple, le temps de transport augmente car l’exigence de contrôles sanitaires plus approfondis n’est pas forcement accompagnée d’un renfort de personnel. Selon Brahima Cissé, analyste commercial au Comité inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS), ces retards dus aux contrôles sanitaires et aux couvre-feux peuvent entraîner un gaspillage ainsi que des pertes importantes de produits en Afrique de l’Ouest.
La restriction des déplacements peut s’avérer particulièrement coûteuse pour les éleveurs pratiquant la transhumance qui traversent les frontières avec leurs troupeaux pour trouver de nouveaux pâturages. Cette transhumance concerne les pays sahéliens, dont le Burkina Faso et le Mali, et d’autres pays côtiers comme le Bénin et la Côte d’Ivoire, ainsi que le Kenya et l’Ouganda. Au-delà de leurs coûts économiques immédiats, ces mesures menacent le mode de fonctionnement de base de l’agriculture pastorale.
La restriction des déplacements peut également compliquer l’accès aux intrants tels que les engrais ou les pesticides.
L’introduction de mesures exceptionnelles favorise souvent les abus de pouvoir. Dans de nombreuses régions d’Afrique, il arrive couramment que les responsables de l’application des lois mettent en place des checkpoints le long des couloirs commerciaux pour collecter des pots-de-vin. Avec le ralentissement du transport routier en Afrique de l’Ouest suite à la mise en place des récentes mesures, ce comportement prédateur s’est intensifié. Selon M. Cissé, la collecte de pots-de-vin a augmenté de 30 % par camion le long de ces corridors depuis le mois de mars.
La plupart de ces mesures ont été imposées souvent sans explications, prenant de court les populations locales livrées à elles-mêmes face aux retombées. Le commerce informel ayant été interrompu, de nombreuses personnes n’ont guère eu la possibilité de trouver d’autres moyens de subsistance. L’absence de revenus dans de nombreux ménages, ne serait-ce que pendant quelques jours consécutifs, peut avoir des effets dévastateurs sur la pauvreté et la sécurité alimentaire.
On constate également peu de coordination internationale ou régionale entre les décisions relatives aux frontières. Les heures de couvre-feu, par exemple, varient souvent entre pays voisins, ce qui aggrave leur impact économique. Enfin, ces mesures peuvent interrompre l’assistance technique internationale (aide sanitaire et/ou alimentaire), en imposant des coûts économiques, des coûts de santé publique et autres coûts importants.
Solutions potentielles
Pour remédier à ces difficultés, les gouvernements devraient appliquer de vastes programmes de protection sociale en faveur des personnes affectées, par exemple les commerçants informels qui vivent du commerce transfrontalier. Seulement, ces programmes sont coûteux et difficiles à concevoir. Comment mettre en place ces transferts dans une période de confinement (absence de possibilités de numérisation des paiements dans certains pays) ? Comment mettre en place des mesures qui tiennent compte de la vulnérabilité et du rôle spécifique des femmes ?
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a souvent exprimé des réserves au sujet des interdictions de franchissement des frontières et sur leur rôle dans la protection de la santé publique. Ces mesures augmentent la probabilité de passage des frontières par des endroits non couverts par les autorités douanières ; les voyageurs échappent ainsi aux contrôles sanitaires. L’OMS s’inquiète également du fait que les gouvernements pourraient s’abstenir de reconnaître publiquement l’épidémie afin d’éviter que leurs citoyens ne soient visés par les restrictions commerciales et de déplacement imposées par d’autres pays.
Des points de contrôle aux frontières devraient être mis en place pour assurer les contrôles sanitaires et le dépistage, éventuellement suivis d’une quarantaine et/ou d’une hospitalisation des personnes infectées. Un tel système peut fournir des informations sanitaires importantes à la population et améliorer la distribution d’équipements de protection, de savon et de matériel de désinfection, ainsi que l’accès à l’eau. Dans la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE-Burundi, Kenya, Rwanda, Soudan du Sud, Tanzanie, Ouganda), neuf laboratoires mobiles ont récemment été déployés pour fournir des tests systématiques, en particulier le long de la frontière nord entre l’Ouganda et le Kenya.
Les exigences d’éloignement physique aux postes frontières peuvent également réduire la propagation du virus. Mais cela nécessite bien sûr de renforcer les équipes d’agents des douanes travaillant aux postes frontières afin de ne pas trop ralentir les échanges transfrontaliers.
Pour réduire les dépenses des agriculteurs et des transporteurs de produits agricoles et alimentaires, les gouvernements devraient reconsidérer les couvre-feux, qui nuisent au transport des produits périssables. En termes de politique commerciale intra-africaine, les taxes à l’importation sur les produits agricoles et alimentaires devraient être réduites pour compenser les coûts de transport plus élevés. Une suspension des interdictions d’exportation sur ces mêmes produits devrait également être envisagée.
Les nouvelles mesures de restriction aux frontières devraient être annoncées à l’avance afin de permettre aux populations de s’adapter le mieux possible. Les pays devraient également coordonner leurs politiques afin de promouvoir l’échange d’informations aussi bien sur la propagation du virus que sur les mesures de protection. Le Bureau régional de l’OMS pour l’Afrique et le Bureau interafricain des ressources animales peuvent apporter leur aide à cet égard. Les communautés économiques régionales peuvent également jouer un rôle important. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) étudie un plan d’action incluant la levée de toutes les restrictions sur la libre circulation des intrants agricoles (y compris les engrais et les pesticides) aux frontières terrestres et portuaires, ainsi que la promotion des programmes de protection sociale pour l’alimentation et la nutrition.
Enfin, les pays ne doivent pas laisser la pandémie freiner les progrès de l’intégration économique. Des personnalités influentes telles que les présidents Paul Kagame du Rwanda et Cyril Ramaphosa d’Afrique du Sud ont réaffirmé le caractère indispensable de l’accord de libre-échange AfCFTA. Cet accord pourrait apporter au continent, non seulement une base solide pour le développement économique à long terme, mais aussi un moyen de lutter efficacement contre les futures pandémies en facilitant le commerce transfrontalier de denrées alimentaires et de produits médicaux. Des négociations virtuelles devraient commencer dans les prochains jours afin de fixer une nouvelle date de démarrage, possiblement avant le 1er janvier.
La définition de politiques sanitaires et économiques cohérentes face à une pandémie telle que la COVID-19 comporte bien des difficultés. L’exercice semble déjà très complexe dans les pays riches disposant de ressources financières importantes et d’institutions solides. Il est évidemment encore plus difficile dans les pays pauvres pourvus de ressources financières très limitées et de faibles institutions. Les politiques adaptées aux pays dotés d’institutions solides peuvent être inappropriées, voire nuisibles, dans les pays dont les institutions sont plus faibles. Par exemple, comme nous l’avons vu, l’imposition de contrôles sanitaires plus stricts le long des couloirs commerciaux peut intensifier le comportement prédateur des autorités de contrôle locales et aggraver la situation. La communauté internationale doit donc aider ces pays à tenir compte de l’environnement institutionnel lors de la mise en œuvre de ces politiques.
Antoine Bouët et David Laborde sont chercheurs seniors à la Division Marché, Commerce et Institution de l’IFPRI. L’analyse et les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteurs.
Ce blog a été initialement publié sur le site web de l’IFPRI