L’éclatement de la CEDEAO : implications pour la sécurité alimentaire et la coopération régionale en Afrique de l’Ouest

L’éCLATEMENT DE LA CEDEAO : IMPLICATIONS POUR LA SéCURITé ALIMENTAIRE ET LA COOPéRATION RéGIONALE EN AFRIQUE DE L’OUEST

by ssseck | 3 February 2025

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Auteur Danielle Resnick

Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest

Le 28 janvier, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) perdra trois de ses membres fondateurs – le Burkina Faso, le Mali et le Niger – qui représentent 16 % de sa population de 424 millions d'habitants et 7 % de son PIB. Qualifiée de « Sahelexit » par certains commentateurs, la décision de quitter la CEDEAO qui a été annoncée il y a un an par le trio de chefs militaires des trois pays est maintenant sur le point d’entrer légalement en vigueur. Trois pays ont créé l’Alliance des États du Sahel, un pacte mutuel de défense et de sécurité formalisé par la signature de la Charte du Liptako Gourma, en 2023.

La CEDEAO a accordé à ces trois États de l’AES une période de transition de six mois qui s’achève en juillet 2025, au cas où ils feraient marche arrière et souhaiteraient revenir, offre que les dirigeants de l’AES ont rejeté, affirmant que leur décision est irréversible : Leur sortie de la plus grande union politique et économique d’Afrique menace de perturber la circulation des biens, des services et des personnes, ce qui pourrait avoir de graves conséquences sur la sécurité alimentaire dans une région où près de 17 millions d’enfants de moins de cinq ans souffrent déjà de malnutrition aiguë.

Figure 1

Source : IFPRI

Motifs de la rupture et impacts économiques

La dynamique de la rupture provient d’une série de coups d’État militaires contre des dirigeants démocratiquement élus en 2021 (Mali), 2022 (Burkina Faso) et 2023 (Niger). Du fait que la CEDEAO fonctionne simultanément comme une entité commerciale et une instance de gouvernance, les États membres ayant adopté un Protocole de démocratie et de gouvernance en 2001 qui condamne les coups d’État militaires, elle a été contrainte d’imposer des sanctions à ces trois pays, ainsi qu'à la Guinée , qui a connu un coup d'État en 2021.

Bien que les sanctions n’aient pas concerné les produits alimentaires, l’augmentation du temps de transport et les autres obstacles logistiques qui en ont résulté ont contribué à entretenir des niveaux élevés d’inflation des prix des denrées alimentaires dans la région. Au Niger, par exemple, le prix du riz a connu une hausse qui est passé de 8 % à 38 % au cours des quatre mois qui ont suivi l’imposition des sanctions en juillet 2023. En parallèle, les pays de la CEDEAO ne faisant pas l’objet de sanctions ont également été gravement touchés ; le Bénin a connu une chute spectaculaire de ses recettes au port de Cotonou, principale source de transit pour les marchandises destinées au Niger, tandis que les sanctions contre le Mali ont gravement nui à la génération de recettes au port de Dakar.

Les sanctions, ainsi que les plans de plusieurs membres de la CEDEAO visant éventuellement à envahir le Niger pour renverser son coup d’État et libérer le président emprisonné, ont suscité la colère des juntes militaires. Résistant aux appels au retour à un régime démocratique, les dirigeants ont affirmé que la CEDEAO empiétait sur leur souveraineté nationale et que le bloc régional n’avait pas suffisamment soutenu les efforts des trois pays dans la lutte contre les groupes djihadistes. Au cours de l’année qui a suivi l'annonce par les États de l'AES de leur intention de quitter la CEDEAO, les autres membres se sont surtout efforcés de les convaincre de rester plutôt que de négocier les conditions de leur départ. Dans le cadre de cet effort, la CEDEAO a levé ou allégé les sanctions ou autres restrictions imposées aux trois pays en 2024. Aujourd’hui, alors que le départ a eu lieu, l’incertitude est grande quant à la nouvelle configuration politique et économique de la région.

Implications pour la sécurité alimentaire dans la région  

Si les questions de sécurité posent des défis immédiats à la coopération régionale, notamment parce que les attaques des insurgés sont dirigées vers les régions plus au sud du Sahel, elles auront également des conséquences importantes sur la sécurité alimentaire.

Les implications de la sortie sont plus évidentes pour les relations commerciales, car le trio quitte l’union douanière de la CEDEAO. Depuis 2015, les droits de douane relatifs aux biens intra-CEDEAO à l’importation ont été éliminés et un tarif extérieur commun (TEC) comportant cinq types de paliers tarifaires a été prélevé sur les importations en provenance de pays non membres de la CEDEAO, quel que soit le premier port d’entrée dans le bloc. En conséquence de leur départ attendu, les importations du trio de l’AES dans l’espace de la CEDEAO seront soumises aux taux du TEC et ils seront obligés de revenir aux taux de la nation la plus favorisée de l’OMC pour les importations en provenance des pays de la CEDEAO. Ils seront en outre pénalisés par le prélèvement communautaire, une taxe de 0,5 % que la CEDEAO impose sur les marchandises provenant d’États non membres de la CEDEAO pour financer le budget du bloc.

Les pays de l’AES étant enclavés, les impacts économiques des augmentations tarifaires et de la perte de l’accès aux ports côtiers de Dakar, Cotonou, Abidjan, Tema et Lomé seront pires pour eux que pour leurs homologues de la CEDEAO. Par exemple, près de 60 % des exportations de légumes du Burkina Faso et 90 % de ses exportations d’animaux vivants ont pour destination le Ghana et la Côte d’Ivoire. Les oignons sont l’un des principaux produits d’exportation du Niger, le Ghana, la Côte d'Ivoire et le Bénin constituant ses principaux marchés d’exportation. Lorsque la Mauritanie a quitté la CEDEAO en 2000, les différences de droits de douane et de règles commerciales qui en ont résulté ont alimenté la contrebande et la corruption qui ont été des sources de revenus pour les groupes radicaux de la région.

Cette situation aggravera l’insécurité alimentaire pour les populations vulnérables des pays de l’AES. Déjà, le coût d’une ration quotidienne nutritive dans ces trois pays est 110 % plus élevé que le salaire minimum journalier dans la région. Selon le Programme alimentaire mondial, le trio abrite également les zones les plus touchées par la faim dans le monde au début de 2025, comptant 7,5 millions de personnes actuellement classées en situation de crise, d’urgence ou de famine.

Par ailleurs, depuis que la CEDEAO a créé une réserve régionale de sécurité alimentaire en 2013 pour mettre en commun les ressources céréalières des pays de la région afin de juguler les crises alimentaires, les trois pays – en plus du Ghana et du Nigeria – en ont été parmi les plus grands bénéficiaires. Cependant, le Secrétariat de la CEDEAO a noté que leur accès à cette réserve prendra probablement fin lorsqu’ils quitteront le bloc.

Cette situation aura également des conséquences sur les transformateurs de produits alimentaires dans le Sahel, notamment des impacts potentiels sur l’accès à l’électricité et aux matières premières agricoles. En effet, le Burkina Faso et le Niger importent la grande partie de l’électricité qu’ils consomment de la Côte d’Ivoire et du Nigeria, respectivement, et le trio AES risque d’être exclu du pool énergétique ouest-africain de la CEDEAO, qui vise à améliorer l'accès des membres au marché régional de l'électricité.

En outre, cette sortie posera des problèmes d’accès aux matières premières telles que la farine de blé et les huiles comestibles, dont une grande partie des populations de la région a besoin pour enrichir son alimentation en fer, en vitamine A et en d’autres nutriments. Par exemple, en 2022, plus de 80 % des importations de farine de blé du Mali provenaient du Sénégal. De même, le Burkina Faso ne peut répondre à la demande de consommation d’huiles comestibles en se basant uniquement sur sa production nationale, ce qui l’oblige à importer environ la moitié de son huile de palme de la Côte d’Ivoire. En outre, l’élan de l’Alliance régionale ouest-africaine pour l'enrichissement des aliments à grande échelle qui a été lancée l’année dernière pourrait ralentir, étant donné qu'elle est supervisée par l'Organisation ouest-africaine de la santé (OOAS) de la CEDEAO, dont le siège se trouve au Burkina Faso. En effet, lors de son sommet extraordinaire de l’année dernière, la CEDEAO a prévu de devoir fermer et transférer sept agences régionales basées dans les trois pays, dont l’OOAS.

Enfin, les moyens de subsistance des migrants sahéliens vivant dans les pays de la CEDEAO restent menacés. Grâce au protocole de libre circulation de la CEDEAO, plus de 1,3 million de Burkinabés et un demi-million de Maliens vivent en Côte d’Ivoire, et nombre d’entre eux gèrent de petites entreprises informelles pour subvenir aux besoins de leurs familles restées au pays. Au début de l’année 2025, la diaspora malienne a organisé des manifestations à Abidjan contre la sortie de leur pays de la CEDEAO.  

La CEDEAO à un tournant décisif

Quels sont les scénarios possibles concernant l’avenir de la CEDEAO, à la veille de son cinquantième anniversaire en 2025 ? Malgré la fenêtre de six mois dont ils disposent pour changer d’avis, il est peu probable que le trio d’acteurs militaires à la tête du Mali (Assimi Goïta), du Burkina Faso (Ibrahim Traoré) et du Niger (Abdourahamane Tiani) revienne sur sa décision. En fait, les récentes suggestions selon lesquelles le Togo pourrait également rejoindre l’AES pourraient même les conforter dans leur position.

De plus, les dirigeants de la junte proposent différentes manières de poursuivre les relations entre l’AES et la CEDEAO. Par exemple, ils ont affirmé qu’ils maintiendraient l’exemption de visa pour les pays membres de la CEDEAO, bien qu'une telle proposition doive d'abord être approuvée par les 12 États membres restants de la CEDEAO. Un autre scénario à envisager est qu’ils négocieront divers accords bilatéraux avec leurs principaux partenaires commerciaux de la CEDEAO, ainsi qu’avec d’autres pays offrant un accès maritime, tels que la Mauritanie et le Maroc.

Cependant, permettre un départ relativement facile de la CEDEAO aurait des conséquences fâcheuses. Tout d’abord, l’effet dissuasif des sanctions de la CEDEAO sur d’autres meneurs de coups d’État militaires potentiels dans la région sera probablement affaibli par le précédent d’une sortie en douceur négociée de l’AES du bloc. Du fait qu’au cours des deux dernières années, des tentatives de coup d'État ont eu lieu en Guinée Bissau et à la Sierra Leone , ce départ constitue une préoccupation majeure pour la légitimité du protocole sur la démocratie et la gouvernance et l'intégrité continue du bloc régional. Deuxièmement, il en résultera probablement une série d’accords bilatéraux et plurilatéraux qui saperont les efforts d’intégration commerciale régionale et les aspirations du continent à créer un marché africain unique par le biais de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).

Enfin, les problèmes entourant le « Sahelexit » ne concernent pas uniquement les pays d’Afrique de l’Ouest. Ils représentent un ensemble plus large de tensions qui seront au cœur de la politique de développement en Afrique et ailleurs en 2025. Il s’agit notamment de savoir si les objectifs politiques doivent être intégrés aux accords commerciaux – un débat actuel lié au renouvellement de la loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique – cette année et si la souveraineté nationale doit être privilégiée au détriment de la coopération régionale face aux menaces transfrontalières croissantes en matière de climat, de conflits et de santé qui pèsent sur la sécurité alimentaire.

Danielle Resnick est chargée de recherche principale à l’unité Marchés, commerce et institutions de l’IFPRI. Les opinions sont celles de l’auteur.